Jean Dujardin était né avec le XXIe siècle, puis il avait grandi et vieilli avec lui. À 20 ans, il était entré au ministère du travail, devenu au fil des mutations qui avaient amené l’être humain à quitter progressivement les sphères de l’employabilité, le ministère du temps à occuper.
Chaque matin, en se rendant au bureau, Jean s’arrêtait à une pâtisserie. La vendeuse était du même âge que lui, et inlassablement, elle lui demandait :
— Qu’est-ce que je vous sers, monsieur ?
— Deux croissants, s’il vous plaît, répondait systématiquement Jean.
Cela durait depuis des années, et tous deux avaient atteint ainsi la seconde moitié du siècle.
Un matin, en se levant, Jean se dit que les choses devaient changer. Il avait fêté ses soixante ans la veille, et il décida que sa relation avec la marchande de croissants allait évoluer.
Il arriva un peu tremblant à la pâtisserie, poussa la porte et entra.
Alors, il se figea. Derrière l’étalage de croissants, il y avait une nouvelle vendeuse, de taille moyenne, le visage et le crâne extrêmement lisses, vêtue d’une combinaison qui moulait son corps androgyne.
— Qu’est-ce que je vous sers, monsieur ? demanda la vendeuse d’une voix étrangement métallique.
Jean crut tout d’abord qu’il n’allait pas pouvoir prononcer la moindre parole. Mais mû sans doute par des années d’automatisation inconsciente, il parvint à se décrisper.
— Deux croissants, s’il vous plaît, répondit-il au robot dont les yeux se mirent aussitôt à clignoter.
Une short-short story à la F. Brown qui me plait beaucoup. On devine la chute très vite mais le style est là.
RépondreSupprimer